La néguentropie inhibe-t-elle la créativité ?
par
popularité : 82%

La définition de l’information de C. Shannon, utilisée de nos jours, est née de son travail pour les services secrets de l’armée américaine pendant la seconde guerre mondiale. C. Shannon cherchait à localiser dans le code ennemi les parties signifiantes transmises en même temps que le brouillage. Il quantifie alors l’information, pour un auditeur donné, par la probabilité d’entendre un signal. Plus le signal est improbable plus la quantité d’information transmise est grande. Ce concept d’information, s’il omet de prendre en compte le sens de ce qui est échangé, a l’avantage d’en permettre une quantification. De plus, définir l’information comme de la néguentropie en fait une grandeur mesurable comparable à l’entropie de Boltzmann en thermodynamique. L’information en tant que néguentropie participe donc au triomphe actuel de la Science et favorise la victoire de l’écrit électronique sur l’oral depuis Gutenberg. Le sens du message échangé entre 2 interlocuteurs évacué par ce procédé reste cependant ce qu’il s’agit de transmettre !
La formule de C. Shannon
Soit l’information définie par C. Shannon [1]
où :
Log est un logarithme " naturel" à base 10.
X une source émettant n symboles.
pi la probabilité pour que le symbole émis par la source (homme en bleu) apparaisse
H est l’entropie et le signe moins devant sigma (la somme) justifie le nom de "néguentropie" réservée à l’information transportée par le signal.
Adoptée dans un environnement essentiellement scientifique et technique [2] pendant la période pionnière des Sciences de l’Information, cette définition s’applique aux signaux codés émis par au moins 2 êtres humains sans considération pour le sens du message échangé. Elle présuppose, comme dans le processus d’écriture des paroles sur du papier, le passage d’un temps vécu par la source parlante à un temps mesurable connu des physiciens. Ecrit ligne après ligne sur un support électronique, ce temps devient de la même manière une page sur la surface de laquelle viennent s’aligner des impulsions électriques. Si l’alignement de ces dernières, figuration de l’axe syntagmatique, est soumis à la même impossibilité que la voix de prononcer deux mots en même temps, il offre cependant sur le discours parlé, hormis les possibilités accrues de transmission, l’avantage d’ une relation syntagmatique particulière, l’hypertexte, qui ajoute une dimension à la la surface d’enregistrement. Si les sons parlés sont couchés en ligne sur la page, le lien hypertexte enregistre les paroles écrites en un volume. Quoi qu’il en soit, le sens véhiculé par les codes peut grandement varier pour une même chaîne (et donc une même quantité d’information). Ainsi, pendant le dernier conflit mondial, des chaines signifiantes métaphoriques étaient envoyées dans le canal après accord sur le sens entre l’émetteur et le récepteur. Dans un programme radio, par exemple, l’annonce :
" l’oiseau est parti du nid "
ne fait pas référence à un nid d’oiseau mais à un aéroport d’où décolle un avion dont le départ doit être tenu secret bien que le canal de transmission du message utilisé soit public.
Le traitement du signal
Les signaux sonores ou électriques lors de la transmission des signifiants, [3] contenants auxquels s’applique la formule de C. Shannon [4]." ont un effet de sens [5]. Compte non tenu du signifié, par exemple, le seul déplacement d’un signifiant dans une chaîne en modifie le sens.
- Schéma de l’émetteur et du récepteur
- Ce schéma s’applique aux codes transmis entre machines.
La compréhension du message - contenant et contenu - par au moins 2 interlocuteurs ne va pas sans une reconstruction à partir des codes transmis. Rien ne passe de la source d’émission au récepteur que des signaux transcrits soit en signes graphiques (écriture) soit en impulsions électriques (mise en mémoire informatique).
L’insuffisance de la définition de C. Shannon [6] pour rendre compte de la transmission du sens (et non pas seulement des codes des organisations signifiantes) apparait plus généralement dans les ambiguïtés du discours où, à une même organisation signifiante (et donc à une même quantité d’information), correspondent deux ou plusieurs sens différents. Dans le cas où l’interprétation du message doit être sans équivoque - un chat reste un chat - le contexte souvent exprimé antérieurement permet aux interlocuteurs de lever l’ambiguïté et ainsi de choisir un sens plutôt qu’un autre. Dans d’autres cas, la polysémie du langage, laissée intacte par le traitement du signal servira à passer de nouvelles conventions sur l’objet du message. Ainsi,dans une recherche de documents, la réponse des moteurs de recherche chargés de trier les articles indexés sous les mots-clefs "Pont & Wheatstone" fourniront à la fois les documents traitant des ponts sur les rivières et ceux des montages électriques :
- Montage électrique du pont de Wheastone
- Montage potentiométrique
- Schéma d’un pont sur une rivière
- L’analogie de fonction entre deux bornes justifie l’attribution au "pont de Wheastone" et au "pont sur la rivière" d’un même code "pont" pour la transmission des mots-clefs.
Si la compréhension des interlocuteurs du message à partir des signaux transmis est bonne, ils auront l’impression que "quelque chose" est passé entre eux. De fait, cette impression subjective traduit la similitude des sens émis et reçus par les deux sujets et non pas le passage de l’un à l’autre d’un sens porté par les ondes sonores ou cachés dans les impulsions électriques.
Si l’on considère la définition du signe de F. de Saussure [7] selon 2 aspects, le signifié (concept) et le signifiant (image acoustique) :
Les 2 interlocuteurs Se (source émettrice) et Sr (récepteur) auront mémorisé au cours de leur existence le signifié correspondant au mot-clef "pont" :
- Représentation de l’homophonie "pont" selon le schéma de de Saussure.
Si l’on désigne par Se, le sens que l’émetteur veut transmettre à un récepteur, ce que ce dernier comprend sera désigné par Sr. L’impression que le "courant passe " [8] traduit la différence très faible entre le sens émis par le discours de l’émetteur et celui du récepteur.
Avec les conventions habituelles, on écrira :
Dans le cas où l’un des interlocuteurs inspire l’autre, non seulement le sens reçu est voisin de celui émis par la source mais encore il crée des associations capables de renouveler la perception de l’objet commun de leurs discours.
Figuration du sujet parlant
Les images acoustiques mémorisées par chaque individu [9], sont transcrites sur les machines électroniques sous forme de codes qui figurent alors le "trésor des signifiants" dans lequel puisent les sujets parlants. Si l’un d’entre eux se fait représenter ici et maintenant par un de ces signifiants, le traitement informatique des signaux lui permet, d’un seul clic de souris, de faire connaître sa présence d’un bout à l’autre de la planète et pour longtemps [10]. Mais les clics de souris, à moins d’une convention de sens passée entre des internautes, transmettent de l’information impossible à comprendre.
Du clic au symbole
Que devient alors, dans ce contexte où les signaux se déplacent, se copient et se collent, le glissement des liaisons entre mots, choses et leurs représentants qui caractérise l’inspiration des êtres humains ? Si les signaux traités par les machines ont un effet sur le sujet parlant, les symboles qui jettent un pont entre une réalité et 2 interlocuteurs lui appartiennent en propre. Ils seront figurés par l’ordre du Symbolique, [11] Imaginaire et Réel indissociables venant compléter la représentation du sujet parlant. Un symbole est alors un pont jeté entre une réalité et deux interlocuteurs pour signifier leur accord. Il est semblable à la cassure de la tessère que s’échangeaient les adhérents antiques d’une même secte. Lors d’une première rencontre, ils échangeaient la tessère. En se quittant, ils la cassaient de manière que chacun des 2 interlocuteurs emportent avec lui la même cassure. En se rencontrant de nouveau (ou bien rencontrant un adhérent à la même secte) la coïncidence de la cassure était garante de leur appartenance commune. Cet échange de la tessère antique appliqué à nos machines modernes reviendrait à dire que les internautes ne cherchent pas à faire coïncider des cassures mais à échanger entre machine des tessères en très grand nombre . C’est le copié/collé donnant l’impression qu’il existe un invariant passant d’une adresse à une autre. Or l’échange de la tessère dans l’Antiquité ne vaut que par la cassure signant l’appartenance des adeptes à une même conception de la réalité C’est cette dernière qui est à l’origine de toute création. Sans elle, la mise en doute de la réalité insatisfaisante n’est plus possible. Par là, disparaît l’éventualité d’un accord entre les 2 interlocuteurs sur une autre réalité (nouvelle) plus satisfaisante.
Construction du sens
Immergeons l’être parlant dans "le fleuve" du langage selon les axes paradigmatique et syntagmatique. L’inconscient serait alors les alluvions laissées par le langage sur le sujet parlant.
La transmission d’un discours factuel entre 2 interlocuteurs concerne essentiellement l’axe syntagmatique du défilement des signaux quantifiés par C. Shannon. Mais la reconstruction du sens fait appel aux deux types de liaisons syntagmatiques et paradigmatiques entre les éléments du discours. Elles interviennent également lorsque de nouvelles conventions sur l’objet du discours sont passées par les interlocuteurs.
De la subjectivité partagée à l’objectivité du sujet transcendental
Quand H. Becquerel constate, par exemple, le 24 février 1896 que l’une des plaques contenant du sulfate double d’uranyle et de potassium, restée dans un tiroir pendant plusieurs jours a été impressionnée bien qu’à l’abri du soleil, cette anomalie n’est pas seulement l’effet de la question que lui posait H. Poincaré, à savoir si la fluorscence des sels d’uranium est de même nature que les rayons X. Les 2 interlocuteurs H. Poincaré et H. Becquerel en conversant "ici et maintenant " ont nécessairement échangé des ondes sonores.
- Etre parlant
- Un interlocuteur emprunte à son entourage les éléments de son expression
Cette anomalie, ne fait pas seulement intervenir les codes, transcription de signaux sonores de ce qu’ils se sont dit mais leur compréhension de l’objet de leur discussion. Le sujet parlant est supposé être "correctement" immergé dans le langage : c’est dire que son discours est soumis aux contraintes de la croyance et de la langue "sous la bannière" du " dire-quelque-chose-à-quelqu’un-quelque-part-quelques temps". Son désir est figuré par la lettre grecque Delta qui s’exprime sous la forme d’un discours factuel satisfaisant A principalement sur l’axe syntagmatique. Il est, de plus, exposé au hasard, position figuré par une fonction aléatoire désignée par le terme "sérendipité" en parcourant l’axe paradigmatique des associations.
- Création de sens : nouvelle convention sur l’objet
- Interprétant le sens de l’onde sonore 2 interlocuteurs peuvent passer une nouvelle convention sur l’objet insatisfaisant
Ainsi avancer la découverte d’un nouveau type de rayonnement les "rayons uraniques" après avoir pris en considération cette anomalie suppose de la part d’ H. Becquerel une compréhension de l’expérience suggérée par H. Poincaré au delà du simple enregistrement des énoncés néguentropiques E. Cette compréhension, à l’origine d’une remise en question de la réalité aboutit alors à des énoncés objectifs valides " partout et toujours", comme s’ils provenaient d’un sujet transcendental.
Si un seul clic suffit à manifester l’existence d’un internaute aux yeux du reste du monde, il reste bien insuffisant pour exprimer un sens à moins que 2 interlocuteurs n’aient convenu d’une signification à donner à ce simple signal. Ce faisant, ils ouvrent la voie à un attelage fécond "homme-machine". D’un coté les codes traités par la machine quantifiés par C. Shannon et de l’autre les interlocuteurs utilisant les ressources associatives de leur imagination. Ils auront là les outils puissants pour, après discussion, convenir d’un sens nouveau à donner à une réalité commune. Concevant la réalité qu’ils souhaitent, ils échappent alors aux contraintes imposées par le traitement électronique du signal. Renoncer à cet avantage, c’est subir les effets dus au choix de la néguentropie comme concept d’information. La commodité de traitement électronique du signal le justifie à condition de ne pas l’adopter pour caractériser le sujet parlant.
De cette manière, le progrès apporté par les nouvelles technologies pourrait laisser intactes les ressources du langage humain comme l’écriture de livre n’a pas fait disparaître tout à fait les richesses de la culture orale
[1] T. Lafouge, Information et théorie mathématique : une impasse en science de l’information ? Le cas de l’infométrie. Université Claude Bernard Lyon1 Laboratoire RECODOC
[2] A cette époque l’objectivité scientifique suppose des énoncés indépendants des observateurs et vérifiables par des expériences reproductibles
[3] Que les membres du groupe "topolacan" (JPE,JBB, MLC,DT. et al.) soient ici remerciés pour leur participation à la discussion à l’aide du "Tableau d’Onslow"
[4] voir l’article fondateur de C. Shannon "A Mathematical Theory of Communications publié en 1948 repris en 1949 sous forme de livre avec un ajout de Warren Weaver,
[5] Séminaire de J. Lacan sur la "La lettre volée"
[6] C. Shannon, lui-même, a désapprouvé l’utilisation de ses travaux hors du champ de leur conception
[7] Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale, Editions Payot, Paris 1995, p 157-160
[8] Une autre expression comme " ils sont sur la même longueur d’onde" a un sens voisin
[9] le grand Autre lacanien d’où provient le désir "De Alio in oratione tua res agitur"
[10] dans la mesure où ces signaux sont emmagasinés dans les fermes de serveurs
[11] A noter une ambiguïté sur le sens du terme "Symbolique" puisqu’il désigne chez J. Lacan tout ce qui peut s’exprimer en symboles au contraire de l’impensable du Réel.
Commentaires